Compte-rendu de lecture

DEA Histoire et philosophie des sciences

Paris I  Sorbonne UFR 10

Cours de Physique Contemporaine et Philosophie Transcendantale par Michel Bitbol

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bas C. VAN FRAASSEN

LOIS ET SYMETRIES

(1989)

Paris : Vrin –  1994

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Par Nazim Fatès

FatesNazim@aol.com

Mars 2000


Introduction

Avec Lois et Symétries, Bas Van Fraassen, logicien et philosophe des sciences, livre au public ce qu’il considère comme la première partie d’une réflexion centrée sur la mécanique quantique. Cette réflexion, qui se poursuit dans Quantum Mechanics : An empiricist view[1], présente une théorie de la connaissance qu’il nomme ‘empirisme constructif’, qui reprend les idées développées dans son premier livre phare : The Scientific Image[2]. Dans ces trois ouvrages, Van Fraassen prend ouvertement position contre le courant dominant des années 1970 : le positivisme logique, alors qualifié de « point de vue orthodoxe »[3] et se démarque des autres courants plus récents tels que le réalisme ou le relativisme. Lois et symétries est l’occasion pour l’auteur de présenter son point de vue en se basant sur l’idée que le concept de symétrie peut remplacer celui de ‘loi de la nature’ dans la théorie de la connaissance. Voilà un pari qui, à première vue semble tenir de la gageure car comme le rappelle Van Fraassen lui-même dans sa préface: « L’idée qu’il existe des lois e la nature est loin d’être la propriété exclusive des philosophes. La pensée courante tient souvent pour un truisme l’affirmation que cette idée est précisément ce qui permet de comprendre la nature de la science ».

Nous examinerons ce livre à la lumière de trois questions.  Comment l’auteur parvient-il à montrer que l’idée de ‘loi de la nature’ peut être rendue superflue ? Quelle position épistémologique adopte-t-il pour soutenir ses thèses ? Enfin, quel est le rôle joué par le concept de symétrie pour remplacer celui de ‘loi de la nature’ ?

L’échec de la justification de la notion de loi

Dans cette première partie, la discussion est centrée sur l’idée de ‘loi de la nature’. Nous nous appliquerons tout d’abord à mieux définir ce concept, puis, dans un second temps, nous verrons comment il peut être plongé dans le contexte de la logique modale. Enfin, ayant posé ces bases nécessaires à la compréhension des thèses de l’auteur, nous verrons comment van Fraassen procède pour contredire les théories qui proposent une justification philosophique de la notion de loi.

Qu’est-ce qu’une loi ?

Puisqu’il question de lois de la nature dans cet ouvrage, la première étape est de trouver une définition de ces lois. Le Petit Larousse donne, pour le sens qui nous intéresse : « Proposition générale énonçant des rapports nécessaires et constants entre des phénomènes physiques ou entre les constituants d’un ensemble. » ; quant au Petit Robert, il énonce : « III. (1690). Formule générale énonçant une corrélation entre des phénomènes physiques, et vérifiée par l’expérience IV Principe essentiel et constant, condition sine qua non [...]». Aucune de ces définitions n’est à même de satisfaire le philosophe des sciences, néanmoins nous pouvons d’ores et déjà dégager quelques idées : la nécessité, la constance, les phénomènes, la testabilité... Van Fraassen ne donnera pas de définition de ce qu’est une ‘loi de la nature’ mais dressera une liste de critères qu’une loi doit vérifier, parmi ceux- ci se trouvent : l’universalité[4], la nécessité[5],  la prédiction et la confirmation, l’objectivité[6], l’explication. Au sujet de l’explication, van Fraassen écrit :

« Des auteurs comme Armstrong insistent sur l’idée que nous avons besoin des lois pour expliquer les phénomènes, et qu’au sens strict il n’existe pas d’explication en l’absence de loi. Ce point n’est pas admis par toutes les théories philosophiques de l’explication. Une exigence plus modérée consisterait à concevoir les lois comme jouant un rôle indispensable dans un mode important, voire prééminents, de l’explication. » Nous pouvons remarquer que ce passage n’est pas dénué d’ambiguïté. En effet, d’après la première perception de l’explication, les lois expliquent les phénomènes mais pas le mécanisme des phénomènes. A la question « Pourquoi l’eau qui est dans ma casserole bout-elle ? », nous pouvons répondre « Parce que c’est une loi que l’eau bout à 100°C » sans précision supplémentaire. Par contre, il semble que selon la version allégée du critère, il y a l’idée implicite que par ‘explication’, on entend aussi ‘mécanisme’. C’est d’ailleurs ce critère de l’explication qui sera employé comme pierre de touche par l’auteur pour réfuter les théories des positivistes logiques. D’autres critères tels que l’inférence, l’intentionnalité, l’attribution de la nécessité, les relations aux contrefactuels ne peuvent doivent être examinés dans le contexte de la logique et plus particulièrement celui de la logique modale.

La logique modale

Le courant du positivisme logique que van Fraassen entend réfuter s’est construit sur le principe de l’analyse syntaxique des énoncés et sur  une extension de la logique appelée ‘logique modale’. Cette branche de la logique fut originellement développée par Leibniz qui conçut une nouvelle approche dans laquelle l’idée de ‘monde possible’ est centrale : on ne se contente plus de fixer les valeurs de vérité des propositions mais on considère qu’il existe divers mondes et que les valeurs de vérité des propositions varient d’un monde à un autre. La logique modale trouve son application dans le traitement logique des propositions épistémiques (« je sais que... »), doxiques (« je crois que A »), déontiques (« il faut que A »), métaphysiques (« il est nécessaire que A »). Au vu des succès rencontrés dans ces travaux, on est tenté de dire que c’est presque tout naturellement que les positivistes logiques appliquent ces résultats aux énoncés nomologiques (« c’est une loi que A »). Ils se servent pour cela des travaux de récents de Kripke et de Hintikka qui ont permis de faire des progrès dans la formalisation de cette logique, notamment en introduisant la notion de relation d’accessibilité.  Dans l’exemple d’une lecture épistémique de la modalité,  on dira qu’un monde y est accessible à partir du monde x si le monde y est vraisemblable pour une personne qui se trouve en x. La relation d’accessibilité représente alors mon ignorance : si je peux accéder dans un monde x1 où P est vraie et un monde x2 où P est fausse, c’est que j’ignore P. La notion de nécessité trouve alors la définition suivante :

« Il est physiquement nécessaire que A est vrai dans tous les monde x si et seulement si A est vrai dans tout monde y qui est physiquement possible relativement à x » (III, 122)

Cette définition correspond bien à l’idée intuitive que nous nous faisons de la nécessité : est nécessaire ce qui ne peut être imaginé comme étant autre. Pourtant, en ce qui concerne les lois de la nature, le problème ne se pose pas en termes aussi simples. En effet, nous pouvons d’ores et déjà remarquer que le contexte de l’emploi de la modalité est celui de la subjectivité or, un des critères qui doit s’appliquer aux lois est que celles-ci doivent être objectives et ne dépendre en aucune manière du point de vue de celui qui les énonce. Il restera aussi à définir la relation d’accessibilité puis à donner un sens au mot loi dans un tel contexte. Pour van Fraassen, une telle entreprise est inexorablement vouée à l’échec. En effet, il existe deux problèmes qui, selon lui, ne peuvent être résolus simultanément par aucun exposé philosophique des lois de la nature:

·        le problème de l’inférence : « Dans tout exposé acceptable des lois, ‘c’est une loi que A’ doit impliquer que A » (II, 114).

·        le problème de l’identification : «  Il faut identifier les faits du monde qui sont susceptibles de donner une signification à la loi » (II, 115).

Les problèmes philosophiques du concept de loi

Dans le chapitre 3 de l’ouvrage, van Fraassen procède à l’examen des travaux initiés par Mill, Ramsey et développés avec plus de profondeur par  D.Lewis. Cet examen s’ouvre en des termes plutôt élogieux :

« L’exposé des lois que nous propose David Lewis est, de tous ceux que nous allons examiner, celui qui sacrifie le moins à la métaphysique. C’est celui qui se rapproche le plus de la conception empiriste stricte des ‘régularités’ et il tente dès le début de traiter le problème des lois en rapport avec la science. Lewis est bien connu pour être un réaliste en termes de mondes possibles mais nous verrons que ce réalisme n’intervient pas ici de manière cruciale. » (III, 116)

Selon Lewis, il existe une quantité a priori infinie de lois de lois de la nature. Ce qui fait le mérite d’une théorie physique est le choix des lois, qui doivent réaliser le meilleur compromis entre force d’explication et simplicité. Dans cette optique, on pose que les concepts de lois et de nécessité sont équivalents par définition. La relation d’accessibilité, qui rappelons-le, permet de d’expliciter la notion de nécessité est alors:

« Un monde y est physiquement possible relativement au monde x exactement si les lois de x sont toutes vraies dans y. » (III,122)

Le premier aspect qui ressort de cette définition est que le problème de l’inférence est résolu. On ne se posera pas la question de savoir dans quelle mesure ‘C’est une loi que A’ implique A puisque A est vrai dans tous les mondes possibles auxquels on peut accéder. En revanche, il semble que la notion de possibilité relative (d’accessibilité), telle que la définit Lewis, ne correspond pas à l’idée intuitive que nous avons, à savoir que les faits du monde peuvent être différents. Van Fraassen utilisera cette faiblesse de la théorie de Lewis pour montrer qu’elle ne peut nous satisfaire, notamment en bâtissant un monde fictif dans lequel tous les objets sont des sphères sont en or et en expliquant ironiquement :« Si tous les objets de ce monde sont sphériques, est-ce parce que tous les objets en or de ce monde doivent être sphériques ? Je réponds Non. En premier lieu, j’ai le sentiment qu’il aurait pu y avoir de petits cubes d’or au milieu des cubes de fer ; ensuite, il me semble que plusieurs des sphères d’or aurait pu entrer en collision et modifier ainsi leurs formes respectives» (III,125). Mais son argument fort consiste à montrer que le problème de l’identification ne peut être résolu qu’au prix d’un principe métaphysique qu’il ne peut admettre : celui qu’il existe des classifications ‘naturelles’ des objets du monde physique[7]. Sans ce postulat, qui lui semble gratuit, voire même fallacieux, l’auteur nous dit que rien ne peut alors justifier la théorie de Lewis de compromis entre force et simplicité ; et de conclure : « La réussite n’était qu’apparente ».

            Dans les chapitres 4, van Fraassen s’attaque aux théories dites nécessitaristes dans lesquelles l’hypothèse du réalisme[8] par rapport aux mondes possibles est centrale. Contrairement à l’explication de Lewis, la nécessité est maintenant définie indépendamment de la loi. En l’occurrence, la relation d’accessibilité peut prendre trois formes qui sont :

R1 : aucune loi de x n’est violée dans y

R2 : toute loi de x est également loi de y

R3 : y a exactement les mêmes lois que x

Là encore le problème de l’inférence ne se pose pas, en revanche nous constatons que la loi est définie à partir de la nécessité et que la nécessité est définie à partir de la relation d’accessibilité (ou de possibilité relative). Le seul moyen d’éviter une circularité dans les définitions et de résoudre par là le problème de l’identification, est de « définir la relation d’accessibilité au moyen des caractéristiques des mondes eux-mêmes » (IV, 158). A ce moment, le concept de probabilité objective intervient pour montrer la contradiction. Van Fraassen prend l’exemple de la loi de désintégration d’une substance radioactive et souligne qu’ «  affirmer qu’un atome de radium a une probabilité de 50% de se désintégrer dans un intervalle de temps de 1600 ans ne revient pas à dire que quelque chose de spécifique doit se produire ni même se produira. » (I, 154).  Que représente dans ce cas la probabilité ? De quoi est-elle la mesure ? Pouvons nous suivre des auteurs tels que Mc Call, Vallentyne et Pargetter qui réifient l’idée de monde possible  en postulant que le monde actuel se divise à chaque instant en divers mondes possibles ? Ces débats ne sont pas sans rappeler ceux qui ont eu cours dans le contexte de la mécanique quantique, notamment avec l’exemple célèbre du chat de Schrödinger[9]. Certes, avec une telle affirmation on peut facilement construire le concept de probabilité objective : la probabilité objective p d’un évènement E  serait une mesure du  rapport du nombre de mondes où E se produit sur le nombre de mondes total. L’auteur répond par deux objections : (a) pour que la notion probabilité objective ait un sens, quantifier les divisions du monde présent en mondes possibles, et ce n’est possible que si l’on dispose d’une distance entre mondes possibles ; or nous ne disposons pas d’une telle distance (IV, 166). (b) le problème de l’inférence n’est pas résolu lorsque nous étudions les lois probabilistes, en effet comment vérifier dans ce cas que ‘C’est une loi que A implique que A’. Voyons ce problème plus en détail :

« Puisqu’on ne peut pas répondre à cette question sans répéter l’assertion elle-même, formulons plutôt de nouveau ce que nous avons besoin de savoir : comment et pourquoi nos croyances au sujet des probabilités objectives interviennent-elles dans la formation de la manière dont nous anticipons ce qui va arriver ? [...] La probabilité a deux faces. Dans son aspect subjectif, la probabilité est la structure de l’opinion [...] mais lorsque la physique d’aujourd’hui nous indique, par exemple, la probabilité de désintégration d’un atome de radon, [...]nous avons affaire à l’aspect objectif  la probabilité.[... La] connexion qui existe entre les deux genres de probabilité porte le nom de Principe de Miller :

La probabilité subjective que c’est le cas que A, sur la base de l’hypothèse que la probabilité objective de A est égale à x, est égale à x (IV, 169). »

Le Principe de Miller est donc un énoncé fondamental concernant l’opinion rationnelle et tout exposé satisfaisant des lois doit pouvoir le justifier. Or, dans l’exposé nécessitariste des lois, on ne peut trouver une telle justification, le problème de l’inférence est donc intact. En définitive, cette nouvelle approche de la notion de loi, si elle permet de dissocier loi et nécessité, n’est pas pour autant plus satisfaisante : les principes métaphysiques sur lesquels elle repose la discréditent complètement aux yeux de l’auteur.

La troisième catégorie de théories qui subissent les foudres de l’auteur est celle des exposés dits naturalistes. Dans cette vision de la notion de loi, que développent Dretske, Tooley et Armstrong, on se place dans une posture d’anti-nominalisme[10] et de réalisme quant aux mondes possibles ; inutile de dire que l’on trouve là deux hypothèses ‘métaphysiques’ qui vont clairement à l’encontre des positions épistémologiques de l’auteur. Même si la théorie ne repose pas sur des relations tirées de la logique modale, la riposte de Van Fraassen sera ici du même type que celle développée précédemment, à savoir : (a) que le dilemme problème de l’inférence / problème de l’identification reste insolvable ; (b) que l’application stricte des règles développées par cette école mène à une « régression à l’infinie » et donc à l’échec (dans le cas des exposés nécessitaristes, on rappelle que les définitions pouvaient entraîner des circularités) ; (c) que la théorie ne rend pas compte du Principe de Miller de façon cohérente.

L’auteur estime, à l’issue de cette première partie de l’ouvrage avoir démontré la « faillite du positivisme logique » et la stérilité du concept de monde possible, tel qu’il est employé par les réalistes. Le lecteur qui aura suivi son argumentation pourra éventuellement suivre cette opération de déconstruction, mais alors il restera perplexe et se demandera ce que propose l’auteur à la du concept de ‘loi de la nature’. C’est ce que nous allons analyser dans cette seconde partie de l’exposé.

Le projet épistémologique de van Fraassen

Que reste-t-il du grand édifice qu’est la science lorsqu’on lui a retiré ses fondations mêmes ? En rejetant le concept de ‘loi de la nature’ van Fraassen n’est-il pas en train de nier la spécificité de la science et de ‘scier la branche sur laquelle il est assis’ ? Si la rationalité ne peut plus se fonder sur l’idée qu’il existe des lois de la nature et que le but de la science est de les trouver, sur quoi la science va-t-elle s’appuyer ?

Contre l’IME

On pourrait penser que la seconde partie de l’ouvrage, intitulée La croyance peut être rationnelle sans les lois va s’ouvrir sur une proposition constructive et c’est avec étonnement que le lecteur découvre que van Fraassen va contester une autre idée intuitive : celle que la démarche d’inférence obéit à des règles, garantes de la rationalité (VI, 231).  Les règles d’induction formalisées ont depuis longtemps été rejetées par de nombreux épistémologues comme Hempel[11] ou Nagel[12], mais van Fraassen s’attaque à ce qui a été proposé en substitut de l’induction formelle: l’Inférence à la Meilleure Explication (IME). Cette règle « paraît bénéficier de notre assentiment naturel » et consiste à dire que partant d’un certain nombre de propositions exprimant des faits, on est autorisé à inférer l’explication qui rend ces propositions les plus plausibles. Dans une lecture réaliste de la science telle que la préconise Armstrong par exemple, on peut dire que l’idée de l’existence de ‘lois de la nature’ est l’explication la plus plausible pour rendre compte des régularités des phénomènes. Pour contrer l’IME, van Fraassen développe deux arguments : (a) l’objectivité à laquelle prétend l’IME est en vérité une faiblesse car elle « ne peut pas fournir le contexte initial des croyances ou des opinions à l’intérieur duquel seul elle peut devenir applicable » (VI,253). (b) La motivation des scientifiques n’est pas seulement la plausibilité des résultats, d’autres facteurs tels que le contenu informatif peuvent rentrer en ligne de compte. Pour illustrer pleinement les défaillances de l’IME, il est nécessaire de nous plonger dans « le paradigme pascalien[13] » (VII, 264) de l’évaluation de l’opinion. L’auteur met en scène ‘Pierre, le bayésien orthodoxe’ dans ce contexte probabiliste ou chaque énoncé est associé à une valeur de probabilité représentant ses chances d’être vrai. Pierre rencontre un prédicateur qui le somme d’augmenter ses probabilités pour les propositions les plus explicatives, en accord avec l’IME. Van Fraassen n’a alors aucun mal à démontrer, en utilisant des calculs d’espérances, que l’attitude est irrationnelle. Seulement, force est de reconnaître que cette interprétation de l’IME est sans doute peu convaincante : cette règle nous dit-elle vraiment d’augmenter nos probabilités pour les propositions les plus explicatives ? L’auteur reconnaît alors:

«  Jusqu’à présent mon intention et ma préoccupation ont été destructrices. Je me suis servi par ailleurs d’un homme de paille : le bayésien orthodoxe, qui voit dans la conditionnalisation – c’est-à-dire dans la pure et simple assimilation logique du témoignage des données – la seule force motrice de notre vie épistémique. Il est grand temps que je me montre plus constructif et que je parle en mon nom propre » (VII, 278).

L’empirisme constructif

Enfin ! Le lecteur, n’ayant plus foi dans les lois de la nature, ne croyant plus à aucune règle d’induction peut alors espérer que l’auteur lui indique quelques repères (rationnels) auxquels il puisse encore se rattacher. Van Fraassen commence par admettre que sa position épistémologique a été conçue « en opposition au réalisme métaphysique et au fondationnalisme », mais il se démarque avec vigueur des positions opposées, qui sont le scepticisme[14] et le relativisme[15]. Nous voyons que dans ces conditions, il y a bien peu de place pour planter sa tente : entre réalisme et relativisme/scepticisme, et hors du champ de l’empirisme traditionnel et du positivisme logique, que reste-t-il ? La position qu’entend défendre van Fraassen se nomme ‘l’empirisme constructif’ ; elle se fonde sur une conception originale de la science qui est que « ce qui est rationnel de croire inclut tout ce qui n’est pas rationnellement contraint de refuser de croire » (VII, 279), par analogie avec la vision anglo-saxonne du droit selon laquelle est licite ce qui n’est pas interdit. Comme le souligne judicieusement Manuel Bächtold[16] dans un mémoire consacré à van Fraassen, ce dernier « s’oppose au slogan ‘anarchiste’ de Feyerabend « Tout est bon »[17], puisqu’il refuse l’idée que la science puisse fonctionner selon des méthodes qui soient volontairement irrationnelles ». Qu’est-ce qui est alors illicite et donc garant de la rationalité selon van Fraassen ? Citons quelques critères proposés comme conditions de la rationalité, qui sont tous à examiner dans un cadre probabiliste de la théorie de la connaissance:

(a)    un jugement ou une opinion ne doit pas être vulnérable à l’argument du ‘Dutch Book’ (sabotage de son propre point de vue), c’est-à-dire que l’on doit toujours être capable de justifier a posteriori nos actions passées sur la base de considérations probabilistes (VII, 264).

(b)   Le Principe de Miller doit garantir la « calibration » des probabilités subjectives : celles-ci doivent s’accorder avec les fréquences observées (VII, 263).

(c)    Le Principe de Miller doit permettre la justification de l’acceptation d’une théorie plutôt qu’une autre (VIII, 308).

 

L’approche sémantique

Ces quelques critères ne peuvent bien évidemment constituer les seules lignes directrices que préconise l’auteur. Le sens de sa position épistémologique n’acquiert véritablement de sens que lorsqu’il expose son ‘approche sémantique’ de la science, où l’accent est mis sur l’interprétation des propositions d’une théorie à l’aide de modèles plutôt que sur l’analyse syntaxique de celles-ci. Cette approche permet de rendre compte des quatre aspects des théories scientifiques que sont l’explication, la confirmation, la nécessité et le but de la science sans recourir à la métaphysique, ni même au concept de loi. Elle se rapproche du réalisme car van Fraassen admet qu’ : « une théorie appartient au genre de choses qui peuvent être vraies ou fausses, qui peuvent donner une description correcte ou incorrecte de la réalité et que nous pouvons croire ou refuser de croire ». Elle se démarque aussi du réalisme du fait que la plausibilité de la vérité n’est plus le seul critère de réussite. Pour van Fraassen, fidèle à la tradition de l’empirisme, « le but de la science n’est pas la vérité mais seulement l’adéquation empirique » (VIII, 305). En particulier, cela entraîne que nous devons faire preuve d’agnosticisme lorsqu’il s’agit d’examiner l’existence d’entités inobservables. On sait toute l’importance qu’un tel principe revêt dans l’interprétation de la mécanique quantique où la tentation est grande de réifier certains objets de la théorie, les probabilités physiques par exemple.

Les symétries pour remplacer les lois

En quoi cette position épistémologique permet-elle de dépasser la métaphysique ? En admettant que l’on puisse se passer de l’idée de loi, qu’est-ce qui permettrait de guider les scientifiques de façon aussi féconde ? L’auteur propose avec enthousiasme, dans les parties 3 et 4 de son ouvrage, que les symétries peuvent jouer ce rôle :

« En étudiant philosophiquement la science comme si elle était une recherche des lois de la nature, on faisait une présupposition. On supposait que la science doit être comprise comme le reflet de la science de la nature. Je propose que nous nous engagions dans une étude de la structure de la science – de ses théories et de ses modèles – en elle–même. L’indice que je suggérerai sera celui-ci : ce qui gît au plus profond de l’activité théorique, c’est-à-dire au niveau de la construction des modèles, est la recherche de symétries. » (X,355)

C’est l’analyse de cette idée fondamentale de l’ouvrage qui va constituer la troisième partie de cet exposé.

Les arguments de symétrie

En quoi consiste la symétrie ? Le paradigme de la symétrie, nous dit van Fraassen, est l’invariance  droite-gauche d’un objet reflété dans un miroir. Ce concept peut être étendu à d’autres transformations et l’on définit généralement qu’: « une symétrie est une transformation qui laisse invariante la totalité de la structure pertinente » (XI, 388). La symétrie n’est pas réservée aux problèmes de mathématiques mais s’applique aussi aux problèmes physiques via leur modèle. En physique, le concept de symétrie fut développé par Leibniz sous la forme du Principe de Raison Suffisante: ce principe, lorsqu’il s’applique dans la détermination de la trajectoire d’un rayon lumineux, prend le trait d’un ‘principe de moindre effort’ et permet de justifier la forme des trajectoires. Si van Fraassen condamne les utilisations métaphysiques du Principe de Raison Suffisante, il ne reconnaît pas moins que : « Leibniz n’a pas inventé les arguments de symétrie, mais il leur a donné de la gloire et les a élevés au rang de meilleur indice de la structure de l’univers » (I, 83). La relativité galiléenne est un autre exemple de symétrie : elle postule que si R(x, y, z, t) est un référentiel ‘galiléen’, les lois de la nature sont invariantes dans tout repère R(x’, y’, z’, t’) avec x’ = x – v.t, y’ = y, z’ =z, t’ = t .Si nous évacuons la dimension métaphysique des arguments de symétrie, nous pouvons simplement retenir comme principe méthodologique la Grande Condition de Symétrie : « des problèmes qui sont essentiellement les mêmes doivent admettre essentiellement les mêmes solutions » (X,385). La tâche du scientifique consisterait alors à déterminer l’ensemble des transformations pertinentes qui laissent invariantes le problème qu’il étudie. Van Fraassen nous offre alors une série d’exemples[18] pour prouver l’efficacité des arguments de symétrie, et il faut admettre que les solutions données sont d’une telle élégance que bien vite, on est tenté de ne considérer les problèmes qu’en étudiant les symétries. Seulement, on peut noter que l’auteur procède de manière synthétique, il donne la solution et montre qu’elle résout le problème mais n’explique pas comment parvenir à trouver cet argument de symétrie. Soit, on concèdera sans peine que le fait de trouver les transformations pertinentes n’a rien d’évident. Van Fraassen sera même honnête et montrera, dans une autre série d’exemples, dans le chapitre XII, que l’idée de symétrie doit être manipulée avec précaution et méthode, sous peine de conduire à des résultats aberrants.

Symétries et ‘empirisme constructif’

Dans un contexte probabiliste, nous disposons de deux principes : (a) le Principe de Distribution Uniforme stipule que la distribution de probabilités d’un paramètre peut être supposée uniforme en l’absence de raisons de croire le contraire. (XII, 429) (b) le Principe d’Indépendance Stochastique nous permet de faire l’hypothèse de non corrélation d’évènements, toujours dans un contexte où l’on n’a aucune raison de supposer le contraire. (a) et (b) sont deux arguments de symétrie qui, associés, forment le Principe d’Indifférence et nous guident dans la résolution des problèmes. N’y a-t-il pas là une antithèse de l’empirisme ? S’il est possible de déterminer des probabilités empiriques sur la seule base de considérations du Principe d’Indifférence, qui est totalement a priori, ne viole –t-on pas le postulat que « l’expérience est notre seule source de connaissance » ? Van Fraassen fait remarquer qu’il se pose toujours la question de savoir pour quel paramètre du problème ce principe doit être appliqué. S’il s’agit de remplir des verres avec deux liquides[19] par exemple, est-ce le volume ou la densité qui doit être considérée uniforme ? Lorsque l’aiguille de Buffon tombe sur le parquet, quelle est la grandeur qui peut être considérée comme uniformément distribuée ? En clair, si le Principe d’Indifférence ne peut, à lui seul, garantir une résolution univoque des problèmes, c’est qu’il n’existe pas de « probabilité logique unique » et qu’il ne faut pas céder au « doux chant des sirènes qui murmure que des probabilité empiriques pourraient être déterminées sur la base de pures considérations de symétrie ». On saisit ici pourquoi l’approche sémantique et l’empirisme ‘constructif’ sont tellement importants :

« Une fois qu’un modèle a été construit pour un problème, la condition de symétrie peut fournir une solution unique, ou tout au moins contraindre très fortement la solution. La construction du modèle met toutefois en jeu des hypothèses lourdes : une sélection implicite de certains paramètres, considérés comme les seuls pertinents, et une hypothèse tacite sur la structure de l’espace des paramètres. [...] Les faits sont ambigus. [...] Nos modèles des faits, en revanche, ne sont pas ambigus ; et mieux vaut qu’ils ne le soient pas. » (XII, 450/451).

Nous pouvons retrouver l’essentiel de la position épistémologique de l’auteur dans ces quelques lignes, en effet : (a) L’empirisme reste valide à partir du moment où l’on admet que l’on ne peut parvenir à la solution à partir de seules considérations de logique ou à partir de principes métaphysiques. (b) Cet empirisme est constructif car « l’expérimentation est la continuation de la construction de la théorie par d’autres moyens » (IX, 354). (c) Si les faits sont ambigus, leur description est au moins aussi ambiguë, et il faut nécessairement abandonner l’étude syntaxique pour se concentrer sur l’interprétation des faits par les modèles : c’est l’approche sémantique. L’auteur aboutit à deux conclusions :

(a)    les arguments de symétrie offrent un appui solide pour changer de perspective dans notre façon d’examiner la science, qui était jusque là dominée par un consensus quant à l’existence de ‘lois de la nature’

(b)    Le caractère a priori des arguments de symétrie ne doit pas nous faire oublier que ceux-ci ne s’appliquent pas aux faits mais aux modèles que nous construisons.


Conclusion

L’originalité de la théorie de la connaissance que nous présente van Fraassen est une retombée féconde de la réflexion menée sur le terrain de la mécanique quantique. Il est à noter que la portée de ces réflexions sur le concept de symétrie dépasse largement celui de la physique et s’applique tout aussi bien en mathématiques, en économie ou en biologie. Il nous semble que l’ouvrage que nous propose l’auteur n’est pas suffisant, à lui seul, pour nous faire opérer une ‘révolution copernicienne’ et abandonner définitivement l’idée de ‘loi de la nature’ au profit de celui de recherche de symétries. On sent qu’il y a le projet d’une telle révolution dans ce livre, mais on ne voit pas clairement en quoi le concept de symétrie remplace celui de ‘loi de la nature’. L’auteur ne dit-il pas lui-même que les arguments de symétrie restreignent la classe de solution et éventuellement, exceptionnellement serait-on tenté de dire, conduisent à une solution unique ? Le lecteur est en droit de se demander si au fond, les symétries ne jouent pas un rôle d’auxiliaire plutôt que de substitut vis-à-vis des lois de la nature ?

 

Manifestement, les questions soulevées dans Lois et Symétries dépassent largement le cadre des débats entre épistémologues et il paraît maintenant certain que, de même que l’épistémologie de la physique du XXe siècle a été dominée par les débats autour de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique, celle du XXIe portera sur l’étude de la ‘complexité’ dans les sciences. Dans ce nouveau cadre, en suivant les thèses de Kuhn[20], nous pouvons postuler que de nouveaux paradigmes seront à construire et que les arguments de symétrie y jouent un rôle de catalyseur pour permettre de telles innovations intellectuelles. Nous pouvons adopter deux lectures de l’ouvrage. La première lecture  peut se faire d’un point de vue épistémologique, en replaçant l’ouvrage dans le contexte d’une opposition au réalisme et au positivisme logique, et en application aux problèmes que pose l’interprétation de la mécanique quantique. La seconde lecture, que nous recommanderons vivement, se fera en plongeant les idées du livre dans le corpus des sciences ‘en mouvement’ à l’heure actuelle. Dans la théorie du chaos d’Ilya Prigogine ou la théorie de la morphogenèse de René Thom, par exemple, on retrouve pleinement la force des considérations de symétrie. A notre avis, le génie dans Lois et Symétries, repose dans le fait que van Fraassen nous indique une voie pour sortir des débats clos qui se focalisent sur la notion de ‘loi de nature’. A n’en pas douter, l’idée de symétrie est porteuse d’une grande fécondité et il y a fort à parier que de nombreux scientifiques et épistémologues empruntent cette direction de recherche dans un futur proche.

 



[1] B. van Fraassen, Quantum Mechanics : An empiricist View, Oxford, Oxford UP, 1991.

[2] B. van Fraassen, The scientific Image, Oxford, Oxford UP, 1980.

[3] ‘The received view’ en anglais.

[4] Il paraît indiscutable que les lois de la nature sont des lois universelles, van  Fraassen dit à ce propos : « Ce critère a recueilli toutes les faveurs, en particuliers chez les empiristes, qui ont pourtant plutôt tendance à se montrer circonspects à l’égard de presque tous les critères que nous allons examiner par la suite. » (II, 99)

[5] Une loi rend compte de ce qui est mais doit aussi rendre compte de ce qui doit être.

[6] « Le fait que quelque chose soit une loi ou ne le soit pas est entièrement indépendant de notre connaissance » (II, 111).

[7] Cette conception est désignée sous le terme d’ ‘anti-nominalisme’ « Il y a dans les choses [...] des propriétés et des relations réelles, qui doivent être distinguées des classifications simplement arbitraires » (V, 184).

[8] Précisons que par ‘réalisme’, on n’entend pas nécessairement signifier que les mondes possibles existent quelque part et qu’ils pourraient être perçus par une entité supérieure ; on peut vouloir souligner simplement que les propriétés de ces mondes doivent être posées comme étant indépendantes de notre état de savoir et de perception.

[9] E. Schrödinger, Physique quantique et représentation du monde, Paris, Editions du seuil, 1992.

[10] cf. note 1 supr.

[11] C. Hempel, Eléments d’épistémologie (1966), Paris, Armand Colin, 1996.

[12] E. Nagel,  The Structure of Science, Londres, Routledge, 1961.

[13] Dans une telle conception de la science, chaque proposition d’une théorie doit être associée à un certain degré de croyance et à une certain gain. Cette vision, nous dit l’auteur, représente un véritable courant underground qui est né avec Pascal (VII, 255). Nous pouvons comparer à la position de Descartes, par exemple, qui écrit « Omnis scientia est cognitio certa et evidens » (Toute science est connaissance certaine et évidente )  dans les Regulae ad directionem ingenii (Règles pour la direction de l’esprit).

[14] Selon l’auteur, « le scepticisme soutient qu’il n’y aucune possibilité d’atteindre l’objectivité ou qu’il n’y a même aucune possibilité d’avoir une opinion rationnelle » (VII, 286).

[15] Toujours selon l’auteur, « le relativisme « irénique »soutient qu’il n’existe pas de critère objectif de l’exactitude de l’opinion, qu’il n’y a d’autre vérité que ce qui est vérité-pour-moi » (VII, 286).

[16] M. Bächtold, L’analyse philosophique de la mécanique quantique selon B.C. van Fraassen, Mémoire de D.E.A sous la direction M. Bitbol., Paris, 2000, p. 15

[17] P. Feyerabend, Contre la méthode – Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (1975), Paris, Seuil, 1979, p.25.

[18] Le problème de la rivière qu’il emprunte à Marcus Moore est sans doute un des plus édifiants (XII, 423).

[19] Problème de l’eau et du vin de von Mises (XII,446).

[20] T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983.