Dans le numéro dOctobre 1970 de Scientific American, Martin Gardner publie un article intitulé « Les combinaisons fantastiques du Jeu de la Vie de John Conway » [Gardner70]. Conway a inventé un automate cellulaire qui a la particularité suivante : des figures peuvent croître et atteindre une grande taille mais pourtant, on ne peut dire de façon évidente sil existe des figures qui vont croître à linfini. Cet automate cellulaire se nomme Game of Life ou Life en abrégé.
Les règles du Jeu de la Vie sont extrêmement simples. Les cellules peuvent se trouver dans deux états qui sont : vivant / mort, lespace cellulaire est composé de cellules qui se trouvent dans létat mort au départ, sauf pour un nombre fini dentre elles. Lévolution de chaque cellule est déterminée en fonction du nombre Nv de cellules vivantes se trouvant dans les huit cases adjacentes à une cellule. Les règles sont :
· Une cellule vivante meurt (devient vide) pour Nv = 1 : cela correspond à un état disolement de cellule.
· Une cellule vivante meurt pour Nv = 4 : cela correspond à un état de surpeuplement autour de la cellule.
· Une cellule morte peut devenir vivante pour Nv = 3 : cela correspond à une reproduction « trisexuée ».
Le Jeu de la Vie marque un tournant dans létude des automates cellulaires car contrairement aux modèles précédents où lon décidait des règles et du nombre détat dans un but bien précis (prouver la calculabilité universelle, la constructibilité universelle), on cherche désormais à trouver les propriétés des automates daprès leur règles de fonctionnement. Le travail des chercheurs sapparente alors à celui des physiciens qui étudient des phénomènes, préparent des expériences et essaient de découvrir de nouveaux objets. Néanmoins, il existe une différence de taille avec le travail des physiciens : lévolution des objets manipulés, bien que totalement déterminée par les fonctions de transition, est hautement imprévisible. On remarque ainsi quil ny a pas de correspondance apparente entre la taille dune configuration initiale et le temps quelle met pour se stabiliser. Par ailleurs, le simple fait dajouter ou denlever une cellule dans une configuration change son évolution de façon radicale. Comment, dans ces conditions, espérer parvenir à construire une expérience ?
Létude des propriétés de Life a démarré avec celle de la découverte des objets stables. Généralement, les chercheurs classent les objets selon leur forme de stabilité. Les objets les plus simples à étudier sont ceux qui restent identiques à eux-mêmes avec le temps, un bloc carré de quatre cellules par exemple. Viennent ensuite les objets qui dont lévolution est périodique, nommés oscillateurs. Loscillateur le plus simple est le clignotant ; il est constitué de trois cellules alignées, et possède une période 2. Une autre classe dobjets importants est celle des objets périodiques qui se translatent avec le temps. Le planeur est lexemple le plus simple et il apparaît de façon spontanée lors des simulations.
Petit à petit, les chercheurs ont procédé comme des naturalistes et ont découvert des figures stables de plus en plus complexes. Ces découvertes se font selon deux méthodes : la première consiste à initialiser lespace cellulaire de façon aléatoire et à observer les figures qui apparaissent de façon spontanée (cf. ANNEXE B). La seconde méthode consiste à construire, par des procédés souvent très ingénieux, des figures périodiques qui éventuellement se translatent. Un grand concours -implicite - a débuté au début des années 70 pour la découverte de nouvelles figures stables. Les chercheurs ont rivalisé dastuce et ont fini par mettre à jour toute une faune exotique qui peuple lunivers du Jeu de la Vie. Des noms aussi évocateurs que « le mangeur, la navette, le crapaud, le phare ou le serpent » ont été donnés (et continuent dêtre données) aux figures stables découvertes. On peut dresser un parallèle avec ce qui se produit en astronomie, où les chercheurs rivalisent pour lobservation de nouveaux astres, avec à la clé la possibilité de nommer lastre du nom du découvreur.[12] Vu de lextérieur, cette course folle au plus complexe semblait futile aux autres scientifiques. Létude du Jeu de la Vie prit des proportions telles quen 1974, on pouvait lire dans les colonnes du magazine américain Time que « des heures de calcul représentant des millions de dollars avaient été gaspillées par la horde grandissante des fanatiques de ce jeu » [Time74].
Ce jugement sévère était-il justifié ? Ces chercheurs étaient-ils des « fanatiques » ou à lopposé plutôt des « scientifiques » dont la discipline nétait pas encore reconnue ? La recherche des propriétés de Life peut-elle être qualifiée de « scientifique » ? Selon le scénario proposé par Kuhn, une discipline scientifique apporte des « énigmes » [puzzles] à la communauté scientifique concernée. Nous pouvons donc essayer destimer la scientificité de létude du Jeu de la Vie en étudiant les « énigmes » qui sont nées de létude du Jeu de la Vie.
Le premier problème fut posé par Conway lui-même qui, en 1970, conjectura quil existait des figures (ensembles de cellules vivantes) qui pouvaient croître de façon illimitée. Conway avait créé le Jeu de la Vie en espérant quune telle possibilité pourrait être réalisée ; néanmoins aucune preuve mathématique de la réalisation de la croissance illimitée ne pouvait être établie. Il fallait donc exhiber une figure dont lévolution soit totalement prévisible et dont la taille augmente de façon régulière. Gardner offrit un prix symbolique à celui qui arriverait à prouver ou à réfuter la conjecture de Conway avant la fin de lannée. Le prix fut remporté par William Gosper et cinq autres informaticiens du MIT qui réussirent à exhiber une figure, baptisée lance-planeur (« glider gun »), qui est un oscillateur à lévolution cyclique et qui a la propriété démettre un planeur toute les trente générations. Une telle découverte naurait rien dimpressionnant de nos jours mais il faut se souvenir quen 1970, nous sommes à laube de lère informatique et que les simulations dévolutions se mènent parfois à laide de pions de jeu de dames ou dOthello. Lexistence du « lance-planeurs » constituait la première résolution dune énigme liée au Jeu de la Vie : elle démontrait que la croissance illimitée était possible.
Un autre problème qui a occupé la communauté des chercheurs fut celui de la réversibilité. Un automate est dit être réversible sil ne se produit pas de perte dinformation au cours de lévolution de lautomate : chaque configuration possède donc un unique successeur (déterminisme de lAC) et un unique prédécesseur. Il est clair que lon peut déduire facilement des règles du Jeu de la Vie que lon nest pas en présence dun automate réversible puisque des configurations différentes peuvent avoir un même successeur. Par contre, une propriété qui nétait pas évidente était lexistence de configurations qui nadmettent aucun état qui puisse les engendrer. De telles configurations sont appelées « jardins dEden » car elles ne peuvent être que des états initiaux ; on peut donc dire de façon imagée « quelles ont tout simplement été crées ». La question du jardin dEden est posée pour la première fois par Moore en 1962 [Moore62], concernant les automates auto-reproducteurs. Lexistence de jardins dEden na rien dévident, car on ne voit pas a priori ce qui empêcherait une configuration donnée davoir un prédécesseur. En 1970, le mathématicien Alvy Ray Smith démontra lexistence de jardins dEden dans Life, puis un exemple fut donné par Banks. La configuration quil propose tient dans un rectangle de 9 par 33 cellules, cf. [Heudin98, p.62], [Poundstone85, p.50], elle est donc relativement complexe ; la démonstration elle-même est assez sophistiquée, ce qui se comprend aisément puisquil sagit de montrer quaucune configuration de Life ne peut engendrer le candidat au titre de jardin dEden. Le Jeu de la Vie donne donc naissance à des problèmes qui font certes appel à linformatique mais dont la résolution requiert des techniques purement mathématiques. Dautre part, la découverte de figures stables de plus en plus élaborées semblait montrer que malgré limpossibilité de prévoir lévolution de la majorité des configurations, il existait néanmoins un certain ordre dans cet univers.
Jusquà quel point pouvait-on maîtriser lunivers de Life ? La question fondamentale était de déterminer si Life possédait les capacités de calculabilité et constructibilité universelle. Nous avons vu (cf. I.1.) que Von Neumann avait prouvé quun automate cellulaire pouvait servir de calculateur universel en utilisant un modèle qui employait 29 états élémentaires et dont les « lois de la physique » ne respectaient pas les conditions de symétries élémentaires telles que linvariance par rotation et linvariance par réflexion. Codd dans [Codd68] a fait un pas de plus vers la simplification en montrant que la condition de calculabilité universelle pouvait être réalisée par un automate cellulaire à 8 états élémentaires avec un voisinage de cinq cellules (4+1) et des règles qui respectaient linvariance par rotation mais non linvariance par réflexion. Jusquoù pouvait-on continuer dans cette recherche de simplicité ? Était-il possible que Life, qui était bien plus simple dans son nombre détats et dans ses règles puisse avoir la même puissance de calcul et de construction ? Le mystère restera entier jusquen 1982 où Conway publiera, avec dautres chercheurs, une preuve détaillée de la possibilité de simuler nimporte quel calcul à laide du Jeu de la Vie [Berlekamp&al.82].
Dans la construction de Conway, lunité de base qui sert à la circulation de linformation, léquivalent dun bit en théorie de linformation, est le planeur. Chaque nombre peut être codé selon un faisceau de planeurs généré par un lance-planeurs, et on montre que toutes les portes logiques telles que ET, OU, NON ainsi que les propriétés de mémoire en lecture / écriture peuvent être réalisées à laide dinteractions entre figures stables connues. Conway a aussi montré que lon pouvait concevoir un constructeur universel dans le Jeu de la Vie. Le lecteur qui souhaiterait avoir un exposé simplifié mais qui reprend chaque étape de la démonstration de Conway peut se reporter à [Poundstone85, chap. 12]. Les constructions utilisées dans la démonstration pourront sembler étranges, complexes, voire tortueuses aux personnes habituées aux mathématiques « classiques », mais si lon sy intéresse en détail on retrouve la même élégance, la même quête de lessentiel que dans une démonstration de mathématiques. Le Jeu de la Vie allait donc apporter la preuve que la condition de calculabilité universelle peut être réalisée par un automate ayant 2 états, un voisinage de 9 cellules, et aux règles invariantes par rotation et par réflexion. A ce jour, des automates cellulaires réalisant la condition de calculabilité et de constructibilité universelle, Life est lautomate le plus simple que lon connaisse. La démonstration de Conway allait quasiment clore le chapitre concernant le Jeu de la Vie, en effet la possibilité même de la démonstration semblait indiquer que lon maîtrisait « suffisamment » la physique de ce monde. Il était donc temps dexplorer de nouveaux mondes.