CONCLUSION

Ce mémoire nous a permis de retracer l’histoire des automates cellulaires, depuis leur invention dans les années 50 jusqu’aux recherches plus récentes. Tout d’abord conçus pour répondre à un problème bien spécifique, celui de la construction d’un automate auto-reproducteur, les AC ont été un prétexte à un grand mouvement de recherche initié avec le Jeu de la Vie. Ils se sont ensuite en quelque sorte « émancipés » et leur intérêt comme classe de modèles s’est fait ressentir dans un grand nombre de domaines scientifiques allant de la physique aux sciences humaines, gagnant par-là le statut de paradigme scientifique. L’histoire des automates cellulaires part donc de l’étude d’un AC particulier dédié à un but articulier (von Neumann, Codd), se développe lors de l’étude d’un AC conçu comme un jeu (Conway), puis se généralise comme classe de modèles (Wolfram, Langton, etc.). L’histoire des AC suit donc un mouvement de généralisation croissante jusqu’à la constitution d’un paradigme. Néanmoins, les utilisateurs des automates cellulaires restent des précurseurs et force est de reconnaître que leur usage ne s’est pas encore répandu dans les milieux scientifiques et industriels. Faire appel à un automate cellulaire pour résoudre un problème scientifique ne va pas de soi.

La raison probable de cet engouement relativement faible des chercheurs pour leur utilisation est la difficulté que nous avons dans la compréhension des phénomènes impliquant le parallélisme. Nous sommes généralement désarmés lorsque nous devons construire un modèle qui prédit l’évolution de nombreux paramètres dans l’espace et le temps. Comme le signale un chercheur qui utilise les automates cellulaires dans la modélisation de la dynamique urbaine, les premiers modèles de peuplement en géographie se concentraient sur des données telles que la population, la densité et, comble du paradoxe, oubliaient la répartition dans l’espace proprement dite [Langlois97]. L’élaboration d’une théorie des automates cellulaires est donc un enjeu scientifique majeur pour la compréhension de tous les phénomènes dans lesquels le parallélisme est une caractéristique fondamentale ; et à bien y regarder, on s’aperçoit qu’il s’agit de la majorité des phénomènes.

L’enjeu n’est d’ailleurs pas seulement scientifique mais aussi technique : au XXIe siècle l’environnement semble se modeler à l’image des réseaux et il est probable que les résultats théoriques obtenus avec les AC pourront influencer considérablement l’état des techniques. Une condition nécessaire à l’explosion des AC est la maîtrise des architectures d’ordinateurs parallèles : à quoi bon en effet simuler le fonctionnement d’une machine parallèle sur une machine séquentielle ?

Un autre trait remarquable de cet outil est que malgré son aspect fondamentalement mécanique (c’est l’aspect automate), les chercheurs qui étudient les univers cellulaires ont une attitude de naturalistes : la recherche de régularités se fait essentiellement à l’aide de l’observation (c’est l’aspect cellulaire). Pourtant, dans une construction qui est faite avec un automate cellulaire, tout est maîtrisé, du moins dans la situation initiale. On pourrait donc penser que la maîtrise du déroulement d’un AC conduit à faire des expériences ennuyeuses où tout ou presque peut être prévu d’avance. En vérité on s’aperçoit que c’est tout le contraire. Nous avons vu que des règles aussi simples que celles de Life peuvent conduire à des comportements imprévisibles et inattendus. Aussi, l’étonnement surgit pour toute personne qui regarde évoluer un automate cellulaire non trivial. Pour celui qui programme Life, le modèle d’Ising ou celui des feux de forêt, la question : «  Comment est-ce possible de capter un comportement aussi riche en utilisant si peu de lignes de programmation ? » surgira immanquablement. Qu’il s’agisse de définir ce qu’est la vie, de comprendre l’origine de la complexité de l’univers ou de mieux cerner la notion de loi de la nature, nous avons vu que les AC par leur aspect minimaliste nous obligent à aller au fond des problèmes : leur utilisation invite au questionnement philosophique. Il nous semble donc probable que les automates cellulaires retiendront une part grandissante de l’intérêt des philosophes des sciences. Nous pensons que les automates cellulaires sont un domaine de recherche d’avenir, qui n’a encore livré que quelques secrets. Idéalement, l’étude des automates cellulaires conduira autant à mieux comprendre les phénomènes qu’à s’interroger sur la façon dont nous comprenons ces phénomènes ; il est donc probable que cette classe de modèles abstraits serve de lien entre scientifiques et épistémologues. L’étude des automates cellulaires peut être ramenée dans un cadre plus vaste, celui des sciences dites de « la complexité », qui incluent l’étude des systèmes dynamiques chaotiques, la théorie de la morphogenèse, la vie artificielle, etc. Chacun de ces domaines possède ses propres paradigmes et les connexions entre eux restent très faibles. Nous pouvons dire que le seul lien fondamental entre les disciplines des sciences de la complexité est d’utiliser l’ordinateur comme outil fondamental Il n’y là apparemment rien d’extraordinaire mais nous pouvons sentir un changement radical dans la vision de la science : alors que les savants s’interrogent depuis l’antiquité si le monde est écrit en langage mathématique, un nouvel enjeu philosophique tend à émerger : celui de savoir si le monde est écrit en langage algorithmique. A Leibniz, qui en marge d’un dialogue écrit en 1677  : Cum Deus calculat et cogitationem exercet, fit mundus : « Tandis que Dieu calcule et exerce sa cogitation, le monde se fait. » ; nous sommes désormais tentés de dire : « Tandis que Dieu calcule (effectue) des algorithmes et exerce sa cogitation, le monde se fait »[56].