Nazim Fatès

DEA Histoire et Philosophie des Sciences - Paris I Sorbonne.

FatesNazim@aol.com

Mars 2000

 

 

Compte-rendu de lecture

Ernst Cassirer

La théorie de la relativité d’Einstein – Eléments pour une théorie de la connaissance

Editions du Cerf – Paris – 2000

 

 

1.  Introduction

 

La théorie de la relativité d’Einstein[1] – Eléments pour une théorie de la connaissance est paru en 1921 à Berlin. Cassirer rédige cet ouvrage après avoir publié des études sur Hölderlin, Kant,  Goethe, et Kleist entre 1917 et 1919 et après avoir achevé le troisième volume du Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des  temps modernes en 1920. Ce philosophe suit donc une trajectoire qui va des ‘humanités’ à la science et dans cet ouvrage, écrit quinze ans après les premières publications d’Einstein sur la relativité, il nous donne une interprétation de la théorie de la relativité qui se pose en défense de son école de pensée, le néokantisme.  Ce livre peut être divisé en deux grandes parties : la première partie (chap. 1 à 3) examine la théorie de la relativité, produit de l’activité scientifique, d’un point de vue philosophique ;  la seconde partie (chap. 4 à 6) traite des concepts spécifiques de la théorie de la relativité (espace, temps, matière, éther, etc.) et permet de renforcer les thèses développées dans la première partie. Enfin, le dernier chapitre est une conclusion qui porte sur la question de la définition de ce que l’on peut appeler ‘réalité’. Dans son avant-propos, Cassirer explique son dessein :

« Cet ouvrage aurait atteint son but s’il parvenait à ouvrir la voie à une compréhension mutuelle entre les philosophes et les physiciens sur des questions au sujet desquelles leurs jugements demeurent encore profondément divergents. »

Son ambition est donc de bâtir un pont entre deux rivages : celui de la philosophie et celui de la science moderne. Nous examinerons ce livre à la lumière de cette question : l’auteur parvient-il à montrer la pertinence de sa théorie sur la connaissance en servant de la théorie scientifique d’Einstein? Et si tel est le cas, peut-on dire que la lecture de la théorie de la relativité que nous propose l’auteur permet effectivement de rapprocher scientifiques et philosophes ?

 

 

2.  Le néokantisme

 

Dans le premier chapitre de l’ouvrage, intitulé Concept de mesure et concept de chose Cassirer énonce clairement son orientation épistémologique : nombre de savants, philosophes ou physiciens, ont prétendu que la théorie de la relativité d’Einstein contredisait les thèses de la philosophie transcendantale développée par Kant dans la Critique de la Raison Pure et cela est éminemment erroné. S’il est indéniable que la philosophie transcendantale de Kant se trouve ‘dépassée’ par les progrès récents de la science, elle n’est pas pour autant à mettre dans les placards de l’histoire. Cassirer voudrait en quelque sorte faire de son ouvrage une réfutation de la réfutation de la méthode transcendantale, et redonner à cette dernière la place qu’elle mérite  :

« S’il apparaissait que les nouvelles conceptions physiques de l’espace et du temps ont fini par conduire aussi loin de Kant que de Newton, alors serait venu pour nous le moment d’aller au-delà de Kant en nous fondant sur les présuppositions kantiennes. En effet, ce à quoi aspirait la Critique de la raison pure, ce n’était pas « de fonder la connaissance philosophique une fois pour toutes sur un système de concepts figé et dogmatique, mais d’ouvrir « la voie continue d’une science » dans laquelle il ne peut y avoir ni pause, ni halte absolue, mais seulement des étapes toujours relatives[2]. » 

 

Le premier point qui va être examiné est le rôle des arguments métaphysiques[3], dans la construction de théories physiques. Il est clair que les savants du passé, dans la tradition aristotélicienne ont tous fondés leur description du monde sur des visions métaphysiques du monde; Cassirer souligne que cela reste vrai pour la physique dite ‘classique’ : Galilée, Kepler, Helmholtz, Hertz ont chacun utilisé des tels arguments dans leurs constructions théoriques. Si l’on reconnaît que la métaphysique occupe effectivement une place dans l’avancée de la physique, on doit alors examiner les sciences non seulement d’un point de vue technique mais aussi en  s’attachant aux postulats qui leur ont donné naissance, plus particulièrement aux objets qu’elles extraient de la « masse uniforme du donné. » Par conséquent, nous ne pourrons construire une théorie de la connaissance pertinente, nous dit Cassirer, en nous contentant de la formule de Planck « n’existe que ce que l’on peut mesurer », si judicieuse soit-elle. En effet, il n’existe pas de mesure sans présupposition théorique. L’auteur peut alors énoncer le principe de la primauté de la pensée, que l’on retrouvera au cœur de son argumentation tout au long du livre:

« Aucune constante, quelle qu’en puisse être les propriétés particulières, n’est donnée immédiatement, mais toutes doivent être préalablement pensées et recherchées avant que l’on puisse les découvrir dans l’expérience.[4] »[5]

 

Par ailleurs, ces constantes ne résident pas dans ce qui est mesuré, encore moins dans ce qui mesure mais « dans la forme de leur connexion réciproque », aussi est-ce « l’oscillation constante entre l’expérience et le concept » qui règle les mouvements de la pensée et ces deux directions sont entièrement interdépendantes. Cassirer alors donne un exemple probant pour confirmer cette thèse:

« Pour saisir le sens du principe d’inertie, nous avons besoin du concept de « temps égaux » - mais d’autre part, on ne peut acquérir une mesure physique des temps égaux qui soit utilisable, que si l’on présuppose que le principe d’inertie est déjà donné dans son contenu et sa validité.[6] »

L’auteur aboutit à la conclusion que le progrès dans la connaissance est structuré selon un mouvement d’oscillation (on pourrait presque parler de vibration) entre deux aptitudes : la formation d’un concept et l’application du concept à l’expérience, ce dernier mouvement appelant le premier; dans d’autres contextes on parlerait de dialectique[7]. 

 

3.  Relations entre connaissance et expérience

 

Cassirer va s’intéresser plus particulièrement aux relations entre connaissance et expérience, dans ce second chapitre : Les fondements empiriques et conceptuels de la théorie de la relativité. Il reconnaît clairement que toute connaissance commence avec l’expérience, mais, dit-il, que veut dire au juste ‘expérience’ ? Est-ce une somme d’observations, en tant que simples constats ou n’y a-t-il pas plutôt dans l’expérience une valeur intellectuelle ajoutée ? Cassirer pose là une question que l’on rapporterait de nos jours au domaine des sciences cognitives :

« La question [...] consiste à savoir si la pensée se réduit à un simple enregistrement des faits, ou bien si elle révèle ses force et fonction particulières dans la constatation, dans la découverte et dans l’interprétation d’un « fait particulier. »[8] »

 

Dans cet examen des relations entre connaissance et expérience, l’auteur commence par recherche une définition de la connaissance. De nos jours, les sciences cognitives nous apprennent à distinguer entre une donnée (ou une information) et une connaissance. La première est un simple enregistrement d’un fait à l’issu d’une expérience. La seconde est aussi un enregistrement, mais organisée dans un système plus complexe, capable d’utiliser d’autres données pertinentes pour produire une réponse aux questions qu’on pose au système.[9] D’un point de vue purement physique, nous pouvons nous contenter de distinguer les faits et les principes.[10]

Par quels mécanismes les faits peuvent-ils faire émerger de nouveaux principes ? Cassirer nous rappelle les enseignements de Platon, selon lequel les objets qui invitent à la pensée sont ceux qui donnent lieu simultanément à deux sensations contraires[11]. Dans le cas  de la théorie de la relativité, la situation de contradiction venait du désaccord de l’expérience de Fizeau et celle de Michelson, avec l’existence physique d’un éther. Or selon l’auteur, cette crise d’interprétation de résultats expérimentaux (de faits) assurés portait en germe une crise de principes. Il explique alors le mérite d’Einstein par ce mot de Goethe : « Le plus grand art dans la vie mondaine et dans l’étude consiste à retourner le problème en postulat, c’est ainsi que l’on parvient au succès. » La théorie de la relativité n’est donc pas née à partir de l’observation d’un certain nombre de faits mais elle a été le produit d’un changement radical de point de vue, d’ « une réforme critique du système des concepts physiques fondamentaux ». A ce niveau, nous pouvons résumer la position de Cassirer ainsi : l’acquisition du savoir ne s’appuie pas seulement sur l’expérience mais aussi sur des innovations intellectuelles qui sont les purs produits de la pensée.

 

On peut alors s’interroger sur les motivations du physicien lorsqu’il produit de telles innovations. Cassirer reprend le mot de Poincaré, et atteste que « le véritable but de la science, ce n’est pas le mécanisme mais c’est l’unité. » Aussi la pensée physique avance-t-elle en visant l’unité, c’est-à-dire le dépassement des contradictions et il ajoute : « Or, à propos de cette unité, le physicien n’a pas à se demander si elle existe mais comment elle existe. » On reconnaît là un trait caractéristique de la méthode transcendantale. Pour bien saisir l’importance de ce point, examinons la phrase suivante  : 

« On atteint et on connaît l’objet, non pas parce que nous partons des déterminations empiriques pour nous élever vers ce qui n’est plus empirique, vers ce qui est absolu et transcendant, mais parce que nous unifions la totalité des observations et des déterminations métriques données dans l’expérience en un seul tout, clos sur soi-même. »[12]

L’expression « clos sur soi-même » est indispensable pour montrer le rôle essentiel de la pensée pure dans l’évolution scientifique. La relativité n’a pu être conçue à partir de la seule interprétation des expériences dans un cadre classique : il a fallu inventer de nouveaux postulats pour pouvoir seulement rendre possible l’unité entre des résultats expérimentaux confirmés mais jusque-là jugés contradictoires. On retrouve donc l’idée développée dans le premier chapitre selon laquelle le but de la science n’est pas de découvrir des objets préformés et invariants, car si c’était le cas les principes et les postulats n’auraient pas autant d’importance dans le chemin qui mène à la connaissance.

« Ce ne sont jamais des choses qui sont vraiment invariantes, mais toujours seulement certaines relations fondamentales et certaines dépendances fonctionnelles que nous établissons dans le langage symbolique[13] »

L’auteur aurait certainement été conforté de voir que la physique moderne n’a pas contredit cette perspective, au contraire, on peut dire qu’elle lui a donné plus de consistance à travers le développement des principes d’invariance par symétrie.[14]

 

4.  La relativité de la connaissance et le concept de vérité

 

La place de la pensée pure étant faite dans la théorie de la connaissance que développe l’auteur, il convient dès lors de s’intéresser aux conséquences que cela entraîne dans la définition du concept philosophique de vérité (titre du chap. 3). Remontant aux sources, Cassirer nous rappelle que les sceptiques antiques ont formulé le problème de la relativité de la connaissance sous un angle négatif : tout désir de connaissance se heurte à une borne qui l’empêche d’atteindre l’absolu. Dans la vision moderne, le scepticisme reste présent, mais sous une forme modifiée : nous ne devons pas examiner le problème en termes d’actions mais plutôt en termes d’interactions. Helmholtz l’a formulé ainsi : «  partout nous avons affaire à des relations réciproques que différents corps entretiennent les uns avec les autres, à des effets réciproques qui dépendent des forces que différents corps exercent les uns sur les autres. »[15]

 

Il s’ensuit que la notion même de propriété ne peut désigner une chose en soi mais seulement des relations à des seconds objets[16]. Cassirer rejette le scepticisme antique en déclarant qu’il n’y a pas de choses absolues et rejette également le scepticisme humien en déclarant qu’il n’y a pas de sensations absolues :

« A l’objection des sceptiques suivant laquelle nous ne pouvons jamais connaître les propriétés absolues des choses, la science répond désormais ainsi : elle définit le concept de propriété de telle façon que ce dernier contienne en soi le concept de relation. »[17]

Le scepticisme doit donc être écarté, non pas parce que nous pouvons réfuter ses thèses mais parce que nous pouvons montrer que ses exigences ne sont pas fondées. Cassirer arrive alors au point essentiel de sa démonstration : seul l’idéalisme critique peut nous permettre de dépasser « la doctrine qui fait de la connaissance une copie soit des choses absolues, soit des « impressions » immédiatement données »[18].

 

Dans cette première partie de l’ouvrage, une partie du travail a été accomplie : montrer que la philosophie transcendantale, comme fondement de la théorie de la connaissance, garde toute sa pertinence sous réserve qu’elle soit judicieusement comprise.  S’estimant en quelque sorte libéré du poids des objections potentielles des doctrines réalistes ou idéalistes, Cassirer va maintenant effectuer un examen plus approfondi des concepts spécifiques de la théorie de la relativité.

 

5.  Les concepts de la physique

 

Dans le quatrième chapitre, intitulé Matière, Ether, Espace, Cassirer part d’un constat : en sciences physiques, les seuls concepts qui jouissent d’un consensus sont ceux d’espace et de temps ; en ce qui concerne les autres concepts, ils peuvent tous être déduits les uns des autres, voire effacés de la théorie. Descartes semble avoir été un précurseur en affirmant que « la substance d’un corps se réduit à ses déterminations spatiales et géométriques » et qu’il ouvrit ainsi la voie à une géométrisation du concept de matière. Il est regrettable, d’après Cassirer que cette voie n’ait pas aboutit, et qu’elle tomba dans un discrédit total après le développement de la physique newtonienne. Le lecteur ne manquera pas de remarquer que cette vision de l’histoire des sciences est surprenante : on attribue généralement le génie de Newton au fait qu’il ait réfuté les thèses de Descartes qui tentaient de réduire la mécanique à la cinématique. Or là, Cassirer nous dit que « Newton écarta du même coup la perspective nouvelle qu’elle [la métaphysique cartésienne] contenait. »[19] Dans la vision de l’histoire  sciences qui se développe, nous pouvons noter que la métaphysique, loin d’être rejetée est perçue comme une source potentiellement féconde.

 

Quant à la physique moderne, si elle se défait des concepts métaphysiques, elle apporte d’un autre côté un nouveau concept qui assure la médiation entre la « matière » et l’ « espace vide » : le concept de champ. Avec cet outil, il devient possible de construire « une pure physique du champ » en abandonnant l’idée d’un espace pré-constitué qui accueillerait ensuite la matière en son sein. La théorie de la relativité est l’illustre pleinement car un des ses résultats remarquables est que les relations métriques de l’espace sont en même temps les relations qui décrivent le champ gravitationnel[20]. Avant l’avènement de la théorie de la relativité, plusieurs tentatives de reconstruire la physique à partir de principes élémentaires différents avaient été esquissées. Hertz, dans ses Principes de la mécanique a construit la physique en effaçant le concept de force et en ne gardant que les concepts d’espace, de temps et de masse. Dans la théorie dite d’énergétique générale, le concept central est celui d’énergie, la masse inerte, ne s’y présentant que comme un facteur de capacité d’énergie cinétique. Pourtant, aucune de ces tentatives ne sera aussi fructueuse que la relativité générale. Pour expliquer ce succès, l’auteur affirme que l’interprétation de l’égalité empirique entre la masse pesante et la masse inerte est un moment crucial. En effet, cette égalité était considérée comme un fait par Newton (donc comme une donnée qui aurait pu être autre) mais sera prise comme principe par Einstein qu’il lui permet de construire sa théorie physique (la relativité générale) où il peut créer un champ gravitationnel par un simple changement de coordonnées. Sa réussite réside donc dans le dépassement du dualisme matière / espace à l’aide de ce concept de champ.

L’examen des concepts fondamentaux de la physique moderne se poursuit avec l’étude du concept d’éther. Cassirer rappelle que l’éther était à l’origine d’un paradoxe et suggère que la seule façon de sortir de ce mauvais pas était de renverser le problème : on ne demandait plus aux faits de s’adapter aux principes (en particulier l’existence de l’éther) mais aux principes de s’adapter aux faits. Ce renversement extraordinaire s’est produit grâce à l’abandon de l’idée de corps de référence rigide au profit d’une nouvelle source d’objectivité : l’élément linéaire universel ds. Dans la nouvelle vision, chaque point se réfère désormais à lui-même et aux points qui sont dans un voisinage infiniment proche. Ce qui nous importe du point de vue de la question de la théorie de la connaissance, nous dit l’auteur, est que :

« Au lieu de s’interroger au sujet des propriétés et de la constitution de l’éther comme s’il s’agissait d’une chose réelle, il fallait poser la question de savoir de quel droit en général on cherchait ici une substance particulière dotée de propriétés matérielles particulières et d’une constitution mécanique déterminée.[21] »

On reconnaît là un argument qui vise à montrer la pertinence des préceptes de la méthode transcendantale : s’intéresser aux modes de connaissance des objets plutôt qu’aux objets eux-mêmes. Nous voyons ici clairement que l’analyse de Cassirer porte sur deux aspects épistémologiques : (a) un aspect purement scientifique où le sens des concepts est examiné (b) un aspect historique où les moments importants de l’histoire des sciences sont mis en valeur.

 

6.  Espace et temps

 

Le chapitre précédent était centré sur l’examen des concepts spécifiques à la relativité, ce cinquième chapitre Les concepts d’espace et de temps de l’idéalisme critique et la théorie de la relativité s’attaque aux deux concepts centraux de la physique : l’espace et le temps.  S’il n’y a pas lieu de remettre en cause leur utilisation, il se pose malgré tout un problème important: la conception de l’espace et du temps décrite par la théorie de la relativité porte sur l’aspect empirique de ces concepts alors que la philosophie transcendantale s’occupe du temps absolu et de  l’espace absolu. Par définition, ces derniers ne sont pas des objets en soi, connaissables ou réfutables par l’expérience, mais des « conditions de possibilité de l’expérience » autrement dit, ce sont des sources de la connaissance. Plus finement, on peut dire que l’espace est « une possibilité de coexistence » et le temps une « possibilité de succession. » On comprend dès lors mieux la raison pour laquelle le physicien et le philosophe peuvent trouver des difficultés à communiquer, et l’auteur reconnaît que si l’idéalisme critique et la théorie de la relativité sont dans un « voisinage immédiat », ils ne parlent tout de même pas de la même chose. Pour réduire ces divergences, le premier point que souligne Cassirer est que :

« [...] La philosophie transcendantale n’a rien à voir de prime abord avec la réalité de l’espace et du temps – que celle-ci  soit prise dans un sens physique ou métaphysique – mais elle s’interroge sur la signification objective qui caractérise ces deux concepts pour la structure générale de notre connaissance empirique ».[22]

Le second point est que l’abandon de « l’unité chosiste » de l’espace et du temps au profit d’une « unité fonctionnelle » ne prouve pas la défaillance de la philosophie transcendantale mais la renforce. C’est là l’originalité de Cassirer : tout en reconnaissant que cette idée va au-delà des thèses de Kant, qui ne pouvait concevoir qu’il y ait des temps et des espaces, elle n’en est pas moins pour lui une confirmation de ses prédictions sur la façon dont s’opère le processus d’objectivation en science. On peut alors se démarquer de l’empirisme et de l’idéalisme classique, en remarquant que ces  deux orientations, bien qu’opposées, accordent toutes deux le dernier mot à l’expérience. L’idéalisme critique a ceci de particulier qu’il s’intéresse autant aux faits et aux lois qu’aux moyens de parvenir à ces faits et ces lois, y compris la pure expérience de pensée. En appliquant ce principe à la théorie de la relativité, l’auteur écrit :

« En réalité, on peut exactement caractériser à quel égard la théorie de la relativité générale doit implicitement reconnaître ce présupposé méthodologique qui porte le nom d’ « intuition pure » chez Kant. Il se trouve dans le concept de « coïncidence » auquel la théorie de la relativité générale, reconduit, en définitive, la forme et le contenu de toutes les lois de la nature[23]. »

Ce concept de « coïncidence » est une source de divergence entre le physicien, préoccupé par les considérations empiriques et le philosophe, attaché aux définitions des concepts. Pour le physicien, l’espace et le temps résultent de la coordination évènements spatiaux / évènements temporels alors que pour le philosophe ils sont cette coordination. Doit-on nier l’intérêt du point de vue philosophique ? Puisque Mach, le savant même qui a inspiré Einstein, a préconisé de s’en tenir à un strict positivisme, ne faudrait-il pas abandonner le réalisme critique ? A cela, Cassirer répond qu’il est indéniable que la pensée de Mach a eu une influence bénéfique sur Einstein mais que ce dernier a largement pris ces distances par rapport à son inspirateur. La  physique, nous dit Cassirer, se joue depuis ses débuts sur le terrain de la médiation entre « la multiplicité des données sensorielles »  et « la multiplicité de pures fonctions formelles et coordinatrices »[24]. Nous voyons là émerger petit à petit le point où veut nous emmener l’auteur : la science procède en élargissant ses moyens conceptuels, lesquels moyens sont utilisés non pas pour découvrir des objets ayant une existence en eux-mêmes mais pour parvenir à trouver des invariances qui garantissent l’objectivité.

7.  Euclidianité et vision transcendantale

 

Dans ce chapitre Géométrie euclidienne et non euclidienne, Cassirer va concentrer son analyse sur un certain résultat de la théorie de la relativité : l’abandon du continuum euclidien au profit du continuum spatio-temporel à quatre dimensions. Et il ouvre ce chapitre sur une phrase surprenante : « la physique démontre à présent non seulement que la géométrie non euclidienne est possible, mais encore qu’elle existe réellement »[25]. Voudrait-il signifier par là que l’existence matérielle d’une géométrie est du ressort de la physique, contredisant par là les principe de l’idéalisme critique ? Le lecteur est rassuré quelques lignes plus tard, lorsqu’il comprend que l’auteur désignait une idée reçue et que c’est précisément la thèse qu’il espère contredire. Cassirer reprend l’idée de Poincaré selon lesquels «  on ne peut ni réfuter ni confirmer les propositions de la géométrie à l’aide de l’expérience. » En effet, Cassirer souligne que lorsque Lobatchevski essaie de vérifier le caractère euclidien de l’espace en mesurant les angles constitués par deux points du diamètre de la terre et Sirius, il reste dépendant des lois de propagation des rayons lumineux. Ainsi, un écart à la règle : « la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits » peut autant être interprétée comme  la manifestation du fait que les trajets lumineux sont rectilignes dans un espace non euclidien que comme le fait que dans un espace euclidien, les trajets lumineux ne sont plus rectilignes.

 

Par conséquent, parler de la ‘réalité’ d’un espace euclidien ou non euclidien n’a pas de sens. Ce qu’il y a lieu d’examiner serait plutôt dans quelle mesure l’utilisation d’une géométrie donnée est conciliable avec l’expérience et si cette géométrie est potentiellement  féconde. Par exemple, l’espace euclidien a pour avantage sa simplicité (à la façon dont un polynôme du premier degré est plus simple qu’un polynôme du second degré nous dit Poincaré) et a pour caractéristique l’indifférence des propriétés des figures à l’égard des grandeurs absolues. Cassirer nous dit que nous avons là une propriété remarquable qui peut nous orienter dans le choix d’un espace, mais dans aucun cas nous ne pourrons pas parler d’une détermination empirique absolue. Ces arguments sont remarquables et mériteraient certainement d’être réexaminés dans les débats qui concernent la détermination empirique de la courbure de l’univers, ils nous inciteraient certainement à plus de prudence quant aux spéculations sur son devenir ultime. Cassirer avertit : « Ce n’est pas l’expérience qui fonde le contenu des expériences géométriques, ce sont bien au contraire ces concepts qui la préfigurent à titre d’anticipations méthodologiques. » Il illustre cette idée avec l’exemple du calcul différentiel absolu, fondé par Gauss, Riemann, Christoffel ; on a pu apprécier la fécondité de cette théorie mathématique lorsqu’elle devint le pivot de la théorie de la relativité générale, et plus tard lorsqu’elle permit de développer des domaines plus appliqués tels que la mécanique des milieux continus. Par conséquent, nous ne devons nullement considérer que les objets mathématiques qui sont utilisés dans une théorie physique sont des « copies d’une réalité effectivement donnée» mais bien plus comme des outils qui existent dans notre pensée et qui permettent de construire des représentations du monde extérieur. En physique, la pensée est donc doublement structurée selon les paroles d’Héraclite : « C’est un même chemin qui mène vers le haut et vers le bas », aussi, plus la pensée s’élève dans les sphères de l’abstraction pour généraliser et unifier (le haut) et plus elle se donne les moyens d’englober  une réalité plus large (le bas), car moins « naïve » ».

 

8.  Conclusion

 

La conclusion de l’auteur se fait dans le chapitre 7, La théorie de la relativité et le problème de la réalité. Cassirer s’est employé à montrer que la genèse de la théorie de la relativité ne peut être réduite ni à la découverte d’objets ou de lois préexistantes ni à une relativisation simpliste des résultats expérimentaux. Plus généralement, la position épistémologique adoptée  permet de garantir une place forte à l’homme en montrant qu’il se donne, par ses innovations intellectuelles, les moyens de son progrès. Mais attention, pour Cassirer, la direction de ce progrès est celle qui s’oppose à l’anthropomorphisme ; si l’initiative des savants prend une place centrale dans l’évolution de la science, les objets de la science ne sont pas pour autant plus facilement accessibles. La physique cherche en effet à éliminer l’immédiateté (entendu au sens étymologique) sensible à l’aide de concepts tels que le nombre, le temps, l’espace, la grandeur. Quant au sens philosophique de l’espace et du temps, Cassirer nous dit qu’il ne pourra être trouvé qu’à partir du moment où l’on aura réussi avoir une vision qui englobe tous les sens possibles de ces deux concepts. Si la théorie de la relativité a apporté des éléments précieux dans cette quête du sens, l’auteur se gardera d’y répondre de façon définitive. On sait qu’après la rédaction de ce livre, Cassirer entreprendra de généraliser son analyse à des domaines autres que la science. C’est en 1922 qu’il rédigera son ouvrage phare La philosophie des formes symboliques dans laquelle il étudiera le rôle de la fonction symbolique dans l’art, le mythe, la religion et la science, des  « formes culturelles » qu’il perçoit comme autant de modes d’objectivation.

 

En définitive, le lecteur devra de juger s’est laissé séduire par la vision de Cassirer. Une objection de taille que l’on ne manquera pas de faire est celle de « la chouette de Minerve qui prend son envol à la tombée du jour » : Cassirer ne justifie-t-il pas a posteriori les découvertes d’Einstein, de la même façon que Kant a bâti sa Critique de la raison pure à partir de la physique newtonienne ? Il est clair que l’on pourra difficilement remettre en cause la pertinence de l’argumentation de Cassirer pour prouver qu’il est douteux, voire erroné, que la théorie de la relativité ait sonné le glas de l’idéalisme critique. Aussi, en tant que réfutation d’une réfutation, l’ouvrage est une réussite indéniable, mais une double négation n’équivaut pas nécessairement à une affirmation. Les philosophes des sciences néo-kantiens se sentiront réconfortés par les thèses de Cassirer et pourront y trouver une réhabilitation du rôle de la philosophie transcendantale; mais il semble peu probable que les épistémologues des autres écoles de pensée adhèrent à l’idéalisme critique après la lecture de ce livre. En ce qui concerne les scientifiques non-initiés aux arcanes de la théorie de la connaissance, ils peuvent trouver là des amorces de réponses à leurs interrogations fondamentales sur la structure de la science, l’exemple de la relativité n’étant là que pour étayer une perspective plus générale.  Ce sont eux qui, vraisemblablement, tireront le plus grand avantage de l’ouvrage, notamment s’ils admettent que les objets mathématiques qu’ils manipulent ne sont pas des copies d’une réalité indépendante et s’ils reconnaissent que la métaphysique joue un rôle de premier plan dans leur activité en leur permettant d’élargir leurs moyens de connaître.  Que l’on vienne du rivage de la science ou du rivage scientifique, La théorie de la relativité de Cassirer mérite d’être lu puis relu, en  élargissant à chaque fois sa perspective ; on pourra par exemple s’intéresser à la théorie de la relativité en tant que telle, puis aux processus d’objectivation en science, ou alors relire le texte avec un oeil averti des récents développements des sciences cognitives. Le lecteur qui jouera ainsi le jeu de l’idéalisme critique dans sa lecture même disposera d’un outil précieux pour bâtir son propre pont entre science et philosophie.



[1] Le titre original est: Zur Einsteinschen Relativitätstheorie. Erkenntnistheoretische Betrachtungen publié par les Yale University Press. Les références seront données par rapport à l’ouvrage traduit (Tr.) aux éditions du Cerf et par rapport à l’original (Or.)

[2] Tr.  p.35 / Or. p.8

[3] Par ‘argument métaphysique’ on entend ici ‘assertion qui n’est pas fondée sur l’expérience’.

[4] Tr. p.39 / Or. p.39

[5] Nous utiliserons des caractères en gras pour souligner les mots que nous jugeons importants dans les citations (déjà en italiques).

[6] Tr. p.43 / Or. p.17

[7] Cf. par exemple l’idée de « cercle de cercles » chez Hegel ou les travaux plus récents de J.Piaget : Les formes élémentaires de la dialectique, J.Piaget, Gallimard, 1980.

[8] Tr p.47 / Or. p.21

[9] Daniel Kayser, La représentation des connaissances, Paris, Hermès, 1997, Chap 2.3 Connaissance et information.

[10] Peut-être y a-t-il une analogie à examiner entre les définitions de la connaissance en physique et en sciences cognitives : celle qui fait correspondre  les « faits » aux « données » et « les principes » aux « systèmes cognitifs »

[11]  Platon, La République, 523-524

[12] Tr p.60 / Or. p.36

[13] Tr p.58 / Or. p.34

[14] Bas Van Fraassen, Lois et symétries, Paris, Vrin, 1994.

[15] Citation de Helmoltz, Handbuch der physiologischen Optik, Tr. p.68 / Or. p.44

[16] Ce type de problème se pose inexorablement pour l’analyse des phénomènes quantiques ; dans le cas de la relativité il faut entendre par seconds objets, horloges et règles de référence.

[17] Tr. p.68 / Or. p.44

[18] Tr. p.71 / Or. p.48

[19] Tr. p.77 / Or. p.53

[20] D’après Bruno Jarrosson, il est remarquable qu’Einstein allait passer les vingt dernières années de sa vie à tenter de géométriser les autres forces de la nature, sans succès. Cf. Bruno Jarrosson, Invitation à la philosophie des sciences, Seuil, 1992.

[21] Tr. p.85 / Or. p.63

[22] Tr. p. 93 / Or. p.70

[23] Tr. p. 99 / Or. p.76

[24] Dans le domaine de la linguistique, on serait tenté de parler de différences entre la syntaxe et la sémantique.

[25] Tr. p.110 / Or. p.90